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Trames 2014 - 2024

Cette série de dessins à l’encre de Chine est construite sur la répétition d'un même processus d'un dessin à l'autre : la saturation d'une feuille triangle par triangle, ligne par ligne.

Chaque dessin se présente ainsi comme une trame infiniment patiente : chaque geste répété inscrit le temps dans la surface. La matérialité du dessin devient alors une condensation de durées, une stratification de micro-moments qui, mis bout à bout, composent une masse visuelle vibrante. On est ici face à une logique du processus plutôt que de l’image achevée.

L’œil du spectateur, en se posant sur cette texture triangulaire, ne parvient pas à s’arrêter sur une forme unique. La répétition, au lieu d’installer une monotonie, produit au contraire des différences infimes : décalages, micro-variations de densité, respirations de l’encre. Cette dialectique entre le même et le légèrement différent évoque directement les principes de la musique drone ou une note tenue n’est jamais stable : elle fluctue, se diffracte, se charge de battements internes, et ce sont précisément ces interférences qui ouvrent l’espace perceptif.

Le dessin fonctionne alors comme une partition silencieuse. Les triangles agissent comme des grains sonores, des unités de vibration, qui par leur accumulation génèrent un champ de forces. On pourrait presque “écouter” la surface comme un bourdon visuel : les lignes horizontales et les réseaux triangulaires rappellent les nappes continues de fréquences, tandis que les variations d’épaisseur et d’orientation évoquent les harmoniques qui apparaissent et disparaissent dans une écoute prolongée.

La lenteur est constitutive de l’œuvre. Non seulement par la temporalité du geste répétitif de l’artiste — triangle après triangle, comme une méditation laborieuse — mais aussi par la temporalité imposée au regardeur. Le spectateur ne peut appréhender d’un seul coup la totalité de la trame : il doit s’abandonner à une lecture lente, horizontale, presque comme on suit le déploiement d’un paysage sonore. Cette lenteur devient une modalité de perception : elle met en suspens l’attente d’un événement ou d’un climax, et installe au contraire une présence continue, une sorte d’“état” qui dure.

La répétition géométrique évoque aussi la logique de l’ostinato en musique : non pas comme un motif décoratif, mais comme un principe structurant. C’est la répétition qui engendre ici l’espace. Les triangles deviennent comme des cellules minimales, des pixels organiques.

La surface n’est pas une image mais un champ de tension, un espace-temps en train de se construire.

Enfin, cette œuvre dialogue avec l’idée d’“infini fragmenté”. La trame pourrait théoriquement se poursuivre sans fin, comme un drone sonore qui n’aurait pas de début ni de fin, mais seulement une durée illimitée. En cela, le dessin échappe à la logique narrative : il ne raconte rien, il ne représente pas, il propose un état perceptif. Il est proche de ces nappes drones qui ne se développent pas vers un but mais qui installent un territoire sensible où l’écoute et la vision deviennent expériences d’immersion.

Triangle après triangle, ligne après ligne, se construit une nappe visuelle où la répétition n’est jamais identité mais toujours différence subtile, où le regard devient écoute, et où l’image se confond avec le temps qu’elle contient.

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