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Un extrait de ce texte est paru dans la revue P@n n°4 (2022)

« Tout ce que je fais, je le rapporte à la peinture »

Alexandre Capan

 

Avec Alexandre Capan nous remontons dans l’espace et dans le temps. Ou nous descendons dans la matière. En fait, l’esprit, captif, ne sait pas. Devant ses oeuvres, impossible de savoir où je suis ni à quel moment. Il me faut rester longtemps immergé par l’outrageuse simplicité de ses images pour en comprendre la puissance introspective. J’accepte mon ignorance. L’œil n’est pas confronté à une figuration plus ou moins séduisante, il fait face à une entame possible du réel, une esquisse de visibilité. L’artiste s’interroge sur la fabrication d’une image, sa constitution sur la rétine, et nous demande de nous interroger avec lui. A l’exemple de la pierre qui laisse apparaître une empreinte, une trace, un sillon, presqu’un modelage : qui invente cette empreinte ? Est-elle véritablement sur la pierre ? Est-elle dans la vision que nous avons de la pierre ? Pouvons-nous seulement voir une pierre sans voir d’abord cette empreinte ? Si ces jeux paréidoliques sont universels et sempiternels, nous concevons que les registres artistiques ne se restreignent pas à des genres figés (paysage, portrait) ni à des objets stéréotypés (ligne, volume) mais au contraire s’ouvrent à l’inconnu, au plus près de nous.

 

L’artiste use humblement du pouvoir et de la liberté d’agir. Il montre ce qui est dissimulé, oblitéré, dénié. Une belle photographie ratée, une surcharge de couleur imparfaitement couverte, un accident technique ou une maladresse du geste, une négligence passagère, autant de chances pour déloger l’imperceptible réel qui nous entoure. Il faut un énorme trou de mémoire pour se rappeler à la réalité. On y accède par effraction inopinée, sans intention, dans l’oubli de ses moyens comme de tout projet. La confusion des genres (dessin, photo, musique, video, peinture…) participe de cette recherche du premier mouvement, de l’acte inaugural, de cette présence initiale. Les fondamentaux de la perception humaine semblent être l’objet et le sujet fusionnés. Avant le sens (ou après saturation complète ?). Avant le signe (ou après son usure totale ?). Avant même le son (ou après le clash ?). L’indétermination fait oeuvre. Le silence de l’interprétation s’impose. Le trouble nous gagne. Qu’est-ce que je vois au juste ? Un étang oublié, un sous-bois perdu ? Certes non : je comprends seulement que je ne vois pas !

 

Alexandre Capan s’est doté de procédures créatives qui libèrent son esprit pendant la réalisation d’une oeuvre autant qu’elles le maintiennent dans un état de concentration maximale. Il s’agit d’être totalement présent, et totalement absent en même temps. Une sorte d’écriture automatique se produit, tout le contraire de la spontanéité ou d’une pulsion irrépressible. Plutôt le rituel serein du moine zen dans son monastère, avec parfois le choc impromptu du bâton sur l’épaule ou le renversement du thé sur la table. C’est un exercice quotidien, qui possède un caractère éminemment spirituel et qui se cristallise dans la formation suggestive de paysages, de compositions mentales, offrant au spectateur l’occasion d’un bain dans sa mémoire visuelle. Alexandre Capan reste néanmoins matérialiste : le travail d’une journée, qu’est-ce que c’est ? Le travail sur un rectangle de papier ou de toile, combien de temps cela prend-il ? Quels sont les impératifs pratiques qui génèrent une oeuvre ou une autre ? Combien d’heures si le signe triangulaire répété fait 2 millimètres ou s’il fait 6 millimètres de hauteur ? Qu’est-ce que je peux créer avec le temps dont je dispose, avec l’espace dont je dispose ? Questions de calibrage par rapport à la durée et par rapport à la distance. La main d’oeuvre se mesure, s’évalue, se programme, jusqu’à épuisement physique.

 

Si l’envahissement de l’espace à partir du milieu d’une feuille est fréquent lorsqu’il multiplie les points, il ne s’en déduit pas un centre et un entour, un haut et un bas, car la surface s’offre dans son unicité, sa pleine unité, sans hiérarchie ni perspective. Les journées se déroulent mais le temps consacré à cette ponctuation des secondes n’en occupe qu’une petite partie, l’autre étant consacrée aux taches d’un mari ou d’un père de famille. Le plaisir manifeste reste dans sa forme la plus primaire : faire un point, tracer une ligne, former un triangle, et répéter le geste autant de fois que possible. Ce temps est suspendu par la lenteur extrême de la réalisation de l’ouvrage, qui est un tissage, un maillage, une plongée, un abandon. Dans cette succession d’instants autonomes, le futur se dissout dans le passé, les journées et les années disparaissent dans la seule présence au monde. Car l’immédiateté est là, sous nos yeux, mais elle est sertie par la durée d’exécution de l’oeuvre, par les heures de travail, la tache effectuée avec probité et conscience. L’épreuve n’en est pas une : il n’y a qu’à être ce que je suis, se dit l’artiste, et laisser advenir ce qui doit advenir. Par abnégation aussi bien que par désir absolu. De l’état d’esprit du moment où il crée dépend le résultat. Il détruit autant qu’il construit. En écoutant une musique vrombissante et continue, c’est la note juste, conforme à ses dispositions, qui guidera sa main remplissant l’espace. Pas de concession, pas de narration, pas d’objectif à atteindre : le résultat sera ce qu’il sera, l’oeuvre exposée sera le rendu d’une méthode qui dira ce qu’il est, ni plus ni moins. Le temps perdu à réaliser ces oeuvres est du temps gagné.

 

Plus on s’éloigne et moins on voit; et plus on avance et moins on reconnaît quoi que ce soit. Pourtant c’est bien le réel qui se manifeste à travers cette impossibilité de voir véritablement. Un réel intériorisé, un état provisoire de notre être, un monde visualisé par la rêverie et l’inconscient. Les oeuvres d’Alexandre Capan se jaugent en s’approchant et en reculant. Elles nous disent que ce que nous regardons existe et n’existe pas. Ce qui apparaît ne nous est pas familier, à première vue, mais il faut pourtant à un moment que cela nous soit familier pour que cela apparaisse enfin. C’est cet instant précis qui nous révèle que l’art possède ce pouvoir incomparable de nous plonger dans un monde ouvert de toutes parts. Le plaisir primaire de tracer une ligne ou de multiplier un trait comme au premier jour de l’Humanité laisse apparaître des images furtives que ne promeut aucun exotisme, ici le phénoménal est banal. Revient sans cesse la question : qu’est-ce qu’une image vraie ? Comment imaginer l’icône véritable qui conserve le lien avec notre nature archaïque ? Il semble qu’elle soit dans l’entre-deux, éphémère, souveraine dans son mutisme, sans leçon pour qui que ce soit, irrécupérable à l’anecdote, répétable indéfiniment et se réinventant indéfiniment. Une oeuvre d’Alexandre Capan fait corps avec ce qu’elle désigne. C’est un corps apparemment muet car tout parle autour de nous depuis trop longtemps. Jusqu’à la tautologie décalée : la photographie travaillée d’une toile s’intitulera « toile ». Un pinceau est un pinceau. Une traînée de couleur est une traînée de couleur. Les outils de l’artiste parlent pour lui. Une feuille de papier est une feuille de papier. Rien n’est vierge. Notre regard est très ancien et il s’agit de le rajeunir car nous ne savons plus voir.

 

Les couleurs sont celles des vallons et des collines du pays niçois, avec des verts nombreux de végétaux, des noirs d’ombres fébriles, des blancs de lumière passagère. La surface semble parfois estompée, gommée pour ne laisser visibles que des fantômes de réalité, cet étrange et trompeur support de nos émotions. Il s’agit de retrouver le geste enfoui en-dessous de l’oeuvre à venir, celui qui est à l’origine de ce que nous faisons, et duquel nous nous détournons pendant toute notre existence. Retrouver la couche primaire en sautant les obstacles de la représentation et de l’illusion. La matière de ce que nous avons sous les yeux vit dans l’obscurité, le non-dit. Alexandre Capan dit souvent faire un voyage autour de sa chambre (de son atelier, de sa maison), dans les bien nommés Parages.  Son oeuvre est un vibrato continu sans début ni fin, avec cependant des variations infinitésimales, quasiment imperceptibles. C’est une musique des sphères venant de l’intérieur de soi. Un volume cosmique qui nous enveloppe. Chaque oeuvre est un prélèvement de l’espace visuel sous-jacent. Une forme de saturation nous force à regarder longtemps, nous éloigner, nous rapprocher, afin de saisir la tension qui en est à l’origine.

 

Une méditation sans objet ? Peut-être. Y a-t-il carence de sens pour autant ? Le défaut de signification manifeste nous apprend qu’il y a lieu de suspendre tout jugement. Nous nous dirigeons vers un dénuement de toute figuration qui nous incite à trahir le secret des images, à savoir qu’elles sont toujours l’écho d’une autre. Pour s’en prémunir : la répétition du geste, l’expérimentation basique, la disponibilité à ce qui nous environne, et donc la cadence de l’acte premier (dessiner, écrire, peindre) qui essaime ses allitérations et ses refrains sur une surface restreinte, pour qu’advienne le dévoilement de ce qui était jusque-là caché. Je perçois cette très fine suspicion qui remue mes pensées, qui s’insinue calmement, sans aboutir cependant à la reconnaissance formelle d’une défaillance. L’incompréhension demeure. Je reste dans une sorte de marécage des impressions. Les ombres me rappellent quelque chose mais la mémoire ne localise rien. Les trames triangulées ne constituent ni un tissu de relations ni une géométrie de correspondances. Les duplications fortuites n’assurent aucun cheminement. Les réminiscences affluent sans rien pouvoir dire précisément. Je me perds dans une mémoire que je pourrais qualifier d’extensive. Notre manière habituelle de percevoir les formes, leur conférer une signification, les associer à un déjà-vu, les malaxer dans notre mémoire, en somme à les surinterpréter, n’est pas un frein à l’appréciation des oeuvres d’Alexandre Capan, car elles ont la faculté de nous mettre en apesanteur, de calmer notre propension à rechercher un plaisir puéril dans l’identification des choses connues. L’invisible apparaît, ce qui était trop petit surgit dans son grain, le signal de ce qui était trop faible affleure soudain, le microscopique se monumentalise, l’inaudible remplit l’écoute, l’insensible se perçoit. Alexandre Capan produit des infra-images, ou des ultra, qui sait ?

 

Christian Arthaud

19 janvier 2022

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