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Parages. 2009 - 2012

Cette série de photographies en noir et blanc présente des paysages, dont une partie du motif est dupliquée par réflexion ou effacement progressif, comme filtrée à travers une matière ou une pellicule altérée.

Ce que l’on perçoit est à la fois évident et insaisissable : un espace naturel, mais brouillé par une stratification optique qui trouble la lisibilité de la scène.

Ce trouble n’est pas une conséquence technique ; il est la matière même de l’image.

L’effet global évoque celui d’une image mémorielle, comme si le cliché avait été photographié à travers un voile, ou s’était lentement effacé en étant trop regardé.

Ce type de traitement plastique évoque fortement le rapport à la mémoire tel que le développe Roland Barthes dans La Chambre claire : ce qui touche dans une photographie n’est pas ce qu’elle montre, mais ce qui en déborde — un punctum, un accident perceptif qui nous échappe autant qu’il nous affecte. Ici, le punctum ne réside pas dans un détail, mais dans l’effacement même du détail.

Ce n’est pas ce que l’image montre qui bouleverse, mais ce qu’elle semble retenir, cacher, recouvrir. L’œuvre devient ainsi une sorte de surface mnésique : elle porte en elle une stratification de temporalités floues, une mémoire sans récit. 

Les paysages sont comme figés dans une brume intérieure, où la vision est ralentie, suspendue.

La photographie semble ici ne pas représenter un moment, mais en condenser plusieurs, comme si le temps s’était déposé sur la surface.

Ce travail de flou, d’absorption des formes, d’homogénéisation progressive de la texture visuelle, s’inscrit dans une approche de l’opacité comme outil de perception. Rien n'est caché mais tout est empêché que cela s’épuise dans la clarté : ne pas tout rendre lisible, ne pas tout expliquer, mais au contraire laisser dans l’œuvre une zone de résistance, un espace qui échappe au regard maîtrisant.

Cette opacité est rendue palpable ici par un travail de matière qui semble granuleux, presque crayeux, et qui donne à la photographie une qualité quasi picturale.

Ces images, issues d’un protocole singulier — photo numérique, inversion en négatif, impression sur papier machine, puis tirage par contact en chambre noire sur papier argentique — ne sont pas simplement des photographies : elles sont le résultat d’un passage, d’un transfert d’un régime d’image à un autre, d’une mémoire à une matière. Les œuvres que l’on a sous les yeux sont donc la trace de plusieurs filtres, de plusieurs temps, de plusieurs gestes — et c’est dans cette superposition que se joue leur force.

On reconnaît mais la lisibilité est brouillée : pas par un défaut technique, mais par un processus volontaire de déphasage, où chaque étape altère légèrement l’apparence, rendant impossible une lecture directe. Ce n’est pas le motif qui importe ici, mais l’accumulation des voiles qui le rendent incertain, opaque, presque spectral.

En passant d’un fichier numérique (monde du pixel, de la lumière codée) à une impression sur papier machine (monde de la matière pauvre, du support fragile), puis à une réactivation chimique en chambre noire, l'image n'est plus  "prise" : c’est une image re-matérialisée, exposée à des seuils de perte et de reconstitution.

Ce geste évoque les logiques du palimpseste, où ce n’est pas l’effacement qui fait disparaître, mais la superposition, la relecture, la trace. L’image ici porte ses altérations comme autant de strates d’histoire. Elle n’est pas un document, mais un événement de translation.

Le rendu final, avec ses zones absorbées, ses textures presque picturales, installe une esthétique de la distance perceptive. Les scènes, bien qu’identifiables (branches, rochers, reflets, végétation), échappent à toute clarté. C’est une photographie de la perte, une image qui ne montre pas, mais qui se souvient d’avoir montré. Elle fonctionne comme un écho visuel, un résidu, une vibration silencieuse.

Ce n’est pas une photographie illustrative, c’est une image qui se tait, qui résiste, qui demande au regardeur de s’ajuster à elle, non l’inverse. 

L’usage du papier machine comme étape du processus introduit une fragilité, un grain, une imprécision qui contamine ensuite le tirage argentique. Ce papier, généralement voué à des usages utilitaires, devient ici un filtre sensible. Il agit comme une peau trop fine, une interface inadaptée qui, précisément parce qu’elle est impropre à la photographie, donne à l’image sa texture altérée.

L’image est littéralement filtrée par sa matérialité : elle ne s’impose pas, elle apparaît à peine, avec discrétion, avec fatigue.

L'image comme seuil entre médiums (numérique/argentique), entre temps (prise/tirage), entre statuts (image/trace), entre perception et perte. Elle ne se donne jamais tout à fait. Elle agit comme une membrane.

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