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Quadrichromie - 2025

Le point de départ de cette série repose sur une structure rigoureuse, presque mathématique : un protocole basé sur les 24 permutations possibles de l’ordre d’apparition des quatre couleurs fondamentales de la quadrichromie (cyan, magenta, jaune, noir).

Ce protocole, inspiré des processus techniques de la sérigraphie, fonctionne comme un moteur conceptuel : il ne s’agit pas de produire une image expressive, mais de générer des conditions.

Ce cadre contraint entre en résonance avec la pensée du neutre chez Roland Barthes : un état qui “déjoue les paradigmes”, qui refuse la polarité entre intention et accident, entre signifiant et signifié.

Le neutre n’est pas l’indifférence, mais une suspension active, une manière d’introduire du flottement dans un système rigide. Cette série incarne ce paradoxe : elle est à la fois ultra-déterminée (par le protocole) et indéterminable (dans ses effets optiques et perceptifs). Chaque dessin est une possibilité parmi 24, mais aucune n’est hiérarchisée ; chacune existe par rapport à l’autre dans une économie des écarts.

Cette combinatoire résonne également avec la logique du cut-up  : l’ordre dans lequel les éléments sont agencés reconfigure l’expérience. Comme dans un texte décomposé et ré-agencé, ici, l’ordre des couches de couleur modifie radicalement la densité, la profondeur, la texture finale du dessin.

Loin d’un simple jeu formel, ce processus met en scène un travail du regard, une sollicitation des capacités interprétatives du spectateur.

Chaque œuvre de la série est construite par l'application méthodique de lignes horizontales et verticales. Et pourtant, chacune semble irréductiblement différente. Cette dynamique de transformation dans la répétition rejoint la pensée de Gilles Deleuze évoquée dans Différence et Répétition. Pour Deleuze, la répétition n’est jamais la reproduction d’un même, mais toujours la mise en variation d’une intensité, d’une singularité.

Dans ta série, la répétition du protocole ne produit pas une stabilité mais une pluralité d’êtres visuels, un archipel de compositions vibrantes, toutes issues d’un même ensemble génératif.

Cette approche rejoint aussi les logiques musicales qui explorent, dans la répétition, les infimes micro-variations de fréquence, d’harmoniques, de texture où une masse sonore apparemment stable révèle, à l’écoute, une infinité de détails internes.

De même, les lignes tracées au feutre acrylique produisent des effets de moiré, des frémissements optiques, des interférences qui changent selon la distance, la lumière, la persistance du regard. L’œuvre devient ainsi un objet de perception en mouvement, toujours autre selon le moment où elle est regardée. Il en résulte une forme de temporalité optique, une durée non narrative, mais stratifiée, où le regard doit faire l’effort de se synchroniser avec l’œuvre.

En regardant ces œuvres, on ne saisit pas d’emblée une figure ou un message. Ce qui s’impose d’abord, c’est une qualité de présence : celle d’un champ visuel qui pulse, d’une vibration continue qui capte l’œil sans le fixer. On entre dans l’image comme dans un climat : elle ne s’adresse pas au regardeur comme à un lecteur, mais comme à un corps sensible.

Cette expérience s’inscrit dans une temporalité particulière. Il ne s’agit pas d’un “temps de lecture” classique, mais d’un temps flottant, suspendu, où la perception devient immersive. Vladimir Jankélévitch, en évoquant les états d’attention dans la musique ou la mystique, parle d’une temporalité qui n’est ni l’instant ni la durée, mais un “entre-deux”, une expérience du presque, du pas encore et du plus tout à fait. Ces œuvres installent ce temps-là : un entrelacs de lignes qui échappe à l’immédiateté du sens pour exiger une lente immersion.

Le spectateur est invité à ralentir, à abandonner ses repères pour se laisser porter par un champ de sensations. L’image ne “dit” rien, mais elle propose une condition de perception.

Le réseau de lignes colorées, toujours orthogonales, pourrait évoquer une grille cartographique, une matrice d’organisation. Mais en réalité, ce qui se déploie est une cartographie sans territoire, un champ de lignes qui n’encadrent rien, ne délimitent rien. Le regard, en parcourant la surface, n’est jamais arrêté. Il glisse, bifurque, rebondit, s'installe dans une dérive rétinienne. L’œil n’est jamais sûr de son point d’ancrage. Chaque ligne attire, mais ne retient pas. Il n’y a ni point focal, ni hiérarchie. Tout est champ. Tout est surface. Mais une surface active, vivante, qui invite au mouvement et à la divagation. Ce mouvement du regard, sans direction préconçue, active une forme de fiction minimale : non pas une histoire, mais une trajectoire sensible, une cartographie affective que chaque spectateur recompose.

Le choix du feutre acrylique comme médium est particulièrement signifiant. Il évoque la trace manuelle, la lenteur du geste, mais aussi une forme de fragilité technique. Ce n’est pas l’outil du peintre classique, ni celui de l’imprimante industrielle, mais un entre-deux : une technologie de fortune, qui produit des effets de haute précision avec des moyens pauvres, une technologie du regard qui ne passe pas par le spectaculaire ou le numérique, mais par une économie du geste. Cette économie ne signifie pas une réduction, mais une intensité : le peu produit du plus. C’est aussi une manière d’interroger notre rapport contemporain à l’image — saturé, rapide, éphémère — en proposant des œuvres qui résistent à la consommation immédiate. L'on doit accepter de ne pas tout comprendre, de flotter dans une zone d’incertitude.

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